Les derniers mois ont vu se succéder un enchaînement d’actes de violence spectaculaire et terroriste, comme le meurtre du PDG de la compagnie d'assurances UnitedHealthcare Brian Thompson à New York, le suicide du vétéran Matthew Livelsberger à Las Vegas, ou encore l’attaque à la voiture bélier à Magdebourg en Allemagne.
La tentation est parfois grande d’expliquer ces événements déroutants par le recours à des troubles de santé mentale. Ces types d’interprétation se sont récemment multipliés pour expliquer les décisions peu orthodoxes du président américain Donald Trump. Mais est-ce légitime et souhaitable ?
Le retour au pouvoir de Donald Trump pour un nouveau mandat centré sur la « colère » populaire a en effet donné lieu depuis à de nombreuses interprétations de ce genre. De multiples décrets et déclarations chocs du président américain (on peut penser aux déclarations sur le « nettoyage » de la bande de Gaza) sont d’ailleurs déjà analysés par certains comme symptomatiques d’une maladie mentale.
Tandis que certains analystes discutent et débattent du programme « choc et effroi » de l’administration Trump, qu’ils le considèrent donc avec sérieux même lorsqu’ils sont en désaccord sur le fond, d’autres versent plutôt dans une lecture aussi violente que simpliste : le président des États-Unis est fou.

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Qu’est-ce que la pathologisation ?
La pathologisation désigne le fait d’expliquer des actions par la présomption ou le diagnostic d’une pathologie individuelle. Il s’agit d’un réflexe commun pour expliquer des gestes extrêmes. D’un réflexe qui peut à cet égard servir de refuge, en catégorisant des actions violentes et en apparence inexplicables.
Mais quelles sont les fonctions sociales de la pathologisation de la violence politique et de politiques violentes ? Quelles sont les conséquences de son utilisation dans notre compréhension des enjeux sous-tendant cette violence ?
En tant que doctorante en philosophie politique, mes recherches portent sur certains traumas collectifs et sur les dimensions politiques de ceux-ci. Dans un contexte de polarisation accrue, je me questionne particulièrement sur l’instrumentalisation de certains traumas et d’autres formes de pathologies mentales dans notre compréhension de phénomènes politiques comme la violence.
La santé mentale est certes un enjeu politique comme bien d’autres, mais son utilisation risque souvent, d’une part, de dépolitiser des gestes qui s’inscrivent dans un programme politique clair et, d’autre part, de faire ombrage à des pathologies sociales qui émergent justement de politiques violentes (comme les traumas collectifs issus de la colonisation et de la guerre).

Dans le cas de Donald Trump, le pathologiser est susceptible de générer de la confusion sur les motifs réels de ses politiques. On peut par exemple expliquer ses déclarations incendiaires par une instabilité psychologique, alors que celles-ci sont réfléchies et qu'elles nourrissent des traumas collectifs qui alimentent des conflits politiques.
Pathologisation instrumentale
Il est intéressant de comparer le recours à la pathologisation, qu’elle soit en référence à la démence ou à des traumas, pour analyser les gestes des puissants comme ceux des laissés-pour-compte.

Dans le contexte actuel, le suicide allégué du vétéran Matthew Livelsberger le 1er janvier 2025 à Las Vegas dans l’explosion d’un « cybertruck » devant le Trump hôtel est parlant. Tel qu’écrit dans sa note de suicide, l’explosion ne constituait « pas une attaque terroriste », mais plutôt un « avertissement » (« wake-up call ») pour un peuple américain assoiffé des « spectacles de violence ».

Toutefois, le suicide de Livelsberger était parallèlement motivé par le besoin de se « libérer du fardeau des vies » qu’il avait enlevées durant ses années de service dans l’armée. Plusieurs médias se sont empressés de relever le diagnostic de stress post-traumatique (SSPT) de l’auteur, un enjeu important dans la population de vétérans aux États-Unis.
Ce geste spectaculaire se situe donc à une intersection singulière : geste politique, certes, mais dont les motivations sont explicitement liées à la souffrance psychique de son auteur.
Occulter la violence aux sources de la pathologie
Pourquoi établir le lien entre la pathologisation des actions politiques et violentes d’un président et celle d’un vétéran de l’armée ?
D’abord, parce que la pathologisation d’actes violents favorise les hommes blancs depuis longtemps : plusieurs études sur les tueries de masse, par exemple, démontrent que les hommes blancs violents reçoivent un traitement médiatique plus empathique que les hommes racisés.
Ensuite, la pathologisation d’actions politiques, comme l’activisme oppositionnel, est un outil récurrent de dépolitisation par le biais de l’individualisation et de la stigmatisation d’actes collectifs. Dans le cas de Livelsberger, qui a posé une action individuelle, mais spectaculaire, la pathologisation semble avoir servi directement l’invisibilisation des revendications politiques derrière le geste : c’est le trauma qui a parlé, affaire classée.
Finalement, la survisibilisation des pathologies individuelles comme le SSPT, combinée à la pathologisation des actions des puissants — comme Donald Trump — est une stratégie efficace pour occulter les traumas collectifs qui sont la trame de fond de davantage de violence politique.
Pendant qu’on relègue simultanément un suicide politique comme celui de Livelsberger et les politiques violentes du président des États-Unis au rang de la maladie mentale, on passe sous silence des traumas sociaux qui sont la source de violences à grand déploiement, comme les traumas des guerres au Moyen-Orient et ceux d’évènements socio-politiques aux États-Unis et dans le reste du monde qui s’accentueront au fil de la progression d’un fascisme déjà décomplexé.
La nécessité de considérer les traumas collectifs
Khaled Diab, un journaliste belge et égyptien du Guardian, spécialiste de la politique au Moyen-Orient, rappelait dans un article de 2023 que les traumas collectifs sont la pierre angulaire de la guerre israélo-palestinienne, nourrissant une méfiance qui gangrène la cohabitation, et « investissant la violence d’une valeur rédemptrice hypnotique ».

Les risques derrière la pathologisation sont bien réels, surtout dans un contexte de montée du fascisme à certains endroits. D’abord, justifier des actions et des politiques violentes par des pathologies individuelles peut masquer les vraies causes de ces dernières, soient des discours et des conflits clivants.
Ensuite, réduire la violence à la pathologie cache aussi l’autre fonction de ces mêmes discours et conflits, soit la présentation du recours à la violence comme « rédempteur », une rhétorique similaire au programme trumpiste, ainsi qu’à des fascismes centrés sur la colère populaire.
Pour le dire autrement, la pathologisation occulte le système derrière la violence, mais elle occulte aussi les traumas collectifs qui seront nécessairement le moteur de plus de violence, ici ou ailleurs.
Il est temps plus que jamais de se rappeler que si les pathologies individuelles sont soignables — à la condition de l’accessibilité des thérapies, un idéal loin d’être atteint partout — les traumas collectifs demandent beaucoup plus de temps, de ressources et de résilience. Et ils peuvent malheureusement nourrir un ressentiment collectif à la base du fascisme…