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Le Premier ministre Mark Carney en compagnie de son ministre du Commerce international et des Affaires intergouvernementales, Dominic LeBlanc, et de la ministre des Transports et du Commerce intérieur, Chrystia Freeland, à Ottawa, le 21 mars 2025. La Presse canadienne/Adrian Wyld

Malgré Trump et l’inflation, la dualité linguistique demeure un enjeu dans la campagne électorale

Dans un pays où le bilinguisme est une pierre angulaire de l’identité nationale, la maîtrise du français et de l’anglais n’est pas seulement un atout politique, mais une nécessité absolue pour toute figure aspirant au leadership.

La récente course à la chefferie du Parti libéral du Canada (PLC) en est l’illustration : les quatre candidats en lice ont dû démontrer leur — relative - capacité à débattre dans les deux langues officielles du pays, mettant en lumière l’importance de cette alternance linguistique dans la sphère politique canadienne. Plus qu’un simple exercice de style, cette pratique permet aux candidats de démontrer leur légitimité, de séduire un électorat diversifié et de s’imposer comme des leaders crédibles sur la scène nationale.

Qu’en sera-t-il de cette dualité linguistique dans la campagne électorale, qui vient de démarrer ? Déjà, le français parlé par Mark Carney en fait sourciller plusieurs, surtout lors des points de presse où il doit improviser. Son refus de participer au débat en français organisé par le réseau TVA est mis sur le compte de son manque de maîtrise du français. Quoiqu’il en soit, la question linguistique sera à l’avant-plan.

Directeur du Centre d’études canadiennes de l’Université de Stockholm depuis 2017, mes recherches portent sur la géopolitique de la francophonie. En 2024, j’ai reçu le Certificat de mérite du Conseil international des études canadiennes.


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Le bilinguisme, une condition de légitimité

L’alternance entre le français et l’anglais ne se limite pas à une question de courtoisie politique. Elle joue un rôle fondamental dans la légitimité d’un candidat.

Un chef de parti au Canada, en particulier au sein du PLC, doit incarner l’unité nationale et être capable de s’adresser directement à l’ensemble de l’électorat. Le Parti libéral a en effet dominé l’histoire politique canadienne et est scrupuleux dans le respect de cette règle, elle montre que les leaders politiques à l’instar de Pierre Elliott Trudeau, Jean Chrétien ou Justin Trudeau ont su capitaliser sur leur parfaite maîtrise des deux langues pour séduire un électorat plus large.

Une diversification de l’électorat

Le Canada est un pays où la répartition linguistique est marquée par des disparités régionales. Le Québec, seul bastion francophone majoritaire, est un électorat clé que les candidats doivent impérativement séduire s’ils souhaitent obtenir une base solide de soutien.

Toutefois, le bilinguisme ne concerne pas uniquement le Québec. L’Ontario, le Nouveau-Brunswick (seule province officiellement bilingue) et certaines régions de l’Ouest canadien abritent également d’importantes communautés francophones : en 2011, le recensement montrait que 21 % de la population canadienne était de langue maternelle française.

Au Québec, cette proportion est de 78 % tandis que pour le Nouveau-Brunswick, la proportion avoisine le tiers. En 2021, les proportions ont évolué puisque 19 % de la population canadienne se déclarait de langue maternelle française. Au Québec, cette proportion est stable même si la part de la population évoluant dans les deux langues a augmenté.

L’alternance entre l’anglais et le français dans les débats permet aux candidats d’adresser des messages spécifiques à ces différents publics. En s’exprimant en français, ils montrent leur sensibilité aux préoccupations des francophones et affirment leur capacité à représenter leurs intérêts tout en respectant les langues officielles.


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En anglais, ils rassurent l’électorat anglophone sur leur aptitude à gouverner l’ensemble du pays. En d’autres termes, ils peuvent d’adresser à des publics monolingues différents (Québec et le reste du Canada) et à des publics connaissant les deux langues. Selon le recensement de 2021, il y a environ 6,6 millions de personnes capables de tenir une conversation dans les deux langues au Canada.

De plus, l’alternance linguistique est un puissant outil de persuasion. Lors des débats, les candidats l’utilisent stratégiquement pour appuyer certains points et établir un lien direct avec des segments de l’électorat. Ainsi, en changeant de langue au bon moment, ils renforcent leur image de leaders nationaux capables de rassembler.

Une réserve stratégique pour les coalitions en vue

Le candidat du Parti conservateur, Pierre Poilievre — bilingue — a souvent adopté un discours fortement critique envers Justin Trudeau. L’arrivée de Mark Carney, un outsider, redistribue ainsi les cartes au sein du parti et modifie la dynamique électorale.

Le chef conservateur Pierre Poilievre s’adresse à ses partisans lors d’un rassemblement électoral à Stoney Creek, en Ontario, le 25 mars 2025. Sa maîtrise du français est de loin supérieure à celle de son principal concurrent dans la compagne électorale, Mark Carney. (La Presse canadienneNick Iwanyshyn)

Dans ses premières déclarations, Mark Carney a alterné entre les deux langues, prenant soin d’affiner son profil bilingue, malgré quelques difficultés évidentes. Si le Parti libéral forme un gouvernement minoritaire, il pourrait devoir chercher des alliances avec le Bloc québécois d’Yves-François Blanchet. Dans ce contexte, une maîtrise du français ne serait pas seulement un signe de respect des institutions, mais un atout stratégique pour garantir la stabilité du futur gouvernement.

Une tradition bien ancrée

L’alternance linguistique dans les débats politiques canadiens ne date pas d’hier. Depuis les années 1960, les chefs de partis fédéraux se doivent de maîtriser les deux langues pour espérer obtenir un appui électoral conséquent. Cette exigence s’est renforcée avec le temps, notamment en raison de la reconnaissance officielle du bilinguisme par la Loi sur les langues officielles de 1969.

Les débats en alternance linguistique sont donc devenus un passage obligé pour tout politicien aspirant à un poste de haut niveau. Ce phénomène s’observe non seulement au sein du PLC, mais aussi chez les autres partis fédéraux. Même le Parti conservateur, historiquement moins implanté au Québec, a intégré cette pratique, comprenant qu’une présence dans la province est indispensable à toute victoire nationale.

Un remaniement ministériel qui soulève des questions

Lors de la formation de son cabinet, Mark Carney a créé un ministère dédié à l’Identité canadienne, mais il a éliminé celui des Langues officielles, en réponse aux tensions internationales et aux défis culturels posés par l’influence américaine.

La nomination du francophone Steven Guilbeault à ce poste est doublement stratégique : elle permet à la fois de contrer les attaques de Pierre Poilievre sur les questions d’identité et d’accroître l’influence du gouvernement auprès de l’électorat francophone. Ce ministère aurait pour objectif de mettre en avant les différentes composantes de l’identité nationale canadienne, basées sur les langues française, anglaise et sur les Premières Nations. Toutefois, cette initiative suscite des interrogations : s’agira-t-il d’un simple symbole politique ou d’un véritable levier de politique publique ?

Le nouveau Lieutenant du Québec, Steven Guilbeault, s’exprime à la sortie d’une réunion du cabinet fédéral nouvellement assermenté, à Ottawa, le 14 mars 2025. Il vient d’hériter d’un ministère dédié à la Culture et l’Identité canadienne. La Presse canadienne/Justin Tang

La disparition du ministère des Langues officielles au Canada marque un recul symbolique pour la reconnaissance de la dualité linguistique du pays. En retirant ce portefeuille autonome, le gouvernement donne l’impression que la question linguistique n’est plus une priorité, malgré la récente modernisation de la Loi sur les langues officielles. Cette décision soulève des inquiétudes, notamment chez les francophones en situation minoritaire, qui craignent une perte de visibilité politique et une dilution des responsabilités gouvernementales en matière de langues officielles.

Alors que la campagne électorale fédérale de 2025 s’annonce dominée par les enjeux économiques et les relations avec les États-Unis, la question du bilinguisme restera néanmoins un facteur clé dans la perception du leadership des candidats.

Dans un contexte où le Canada doit affirmer son identité face aux pressions commerciales et diplomatiques de son voisin du Sud, la maîtrise des deux langues officielles demeure un puissant symbole d’unité nationale et une ressource pour pouvoir se rapprocher de l’Union européenne et des pays du Sud Global. Le positionnement du Canada au sein du Commonwealth et de la Francophonie pourrait lui permettre de retrouver une voix forte et équilibrée dans les relations internationales.