Dans les semaines qui ont suivi l’annonce de la démission du premier ministre Justin Trudeau, la course pour désigner son successeur semble s’être transformée en une lutte à deux entre l’ancienne vice-première ministre Chrystia Freeland et Mark Carney, l’ancien gouverneur de la Banque du Canada et de la Banque d’Angleterre.
Comme c’est souvent le cas dans les courses à la direction, les candidats ont cherché à promouvoir des visions concurrentes qui reflètent leur propre expérience et leur charisme.
Mettant en avant sa vaste expérience ministérielle, par exemple, Chrysta Freeland s’est concentrée sur l’affirmation selon laquelle elle serait la mieux équipée pour gérer la « menace existentielle » posée par la deuxième administration de Donald Trump aux États-Unis.
De son côté, Mark Carney s’est présenté comme un outsider pragmatique. Pour ses partisans, sa gestion monétaire du Brexit et de la crise financière de 2008 montre qu’il peut relever efficacement les défis économiques du Canada tout en restant au-dessus de la politique politicienne, des excès idéologiques et des décisions politiques discutables des années Trudeau.
L’importance du jeu de terrain
Il est difficile de dire avec certitude qui a le plus de chances de l’emporter.
La plupart des sondages suggèrent que de nombreux libéraux sont encore indécis
bien que Carney et Freeland bénéficient du même niveau de soutien parmi les électeurs canadiens.
Le délai incroyablement court de la course — les électeurs doivent être inscrits comme libéraux avant la fin de la journée pour voter pour un leader — ne laisse pas assez de temps pour que des tendances discernables se dégagent. Malgré l’accent mis sur la personnalité des candidats, le leadership libéral sera gagné ou perdu sur la base de l’organisation du « jeu de terrain » — c’est-à-dire qui peut identifier, enregistrer et mobiliser le plus grand nombre de partisans.
À ce stade, on peut dire que Mark Carney a un avantage. Par rapport à Chrysta Freeland, il a obtenu l’appui de la plupart des principaux ministres, notamment François-Philippe Champagne, Mélanie Joly, Steven Guilbeault, Harjit Sajjan et Jonathan Wilkinson. Cela lui confère non seulement une légitimité, mais aussi, et c’est bien plus important, une plus grande capacité d’organisation.
Il faut aussi noter qu’il se trouve dans un contexte de sentiment anti-Trudeau, ce qui lui permet d’avoir beaucoup plus de distance avec le gouvernement en place, même s’il n’est pas totalement distancié. Il est ardu d’imaginer comment Freeland, malgré son expérience, peut s’affranchir de l’association avec les résultats du passé ou les politiques actuelles qu’elle a elle-même contribué à instaurer.
Bien entendu, Carney a ses propres défis à relever. Il devra probablement clarifier ses relations avec le gouvernement Trudeau sortant. Depuis 2020, la nature précise de son rôle en tant que conseiller politique informel du premier ministre — notamment en tant que président d’un groupe de travail sur la croissance économique — reste un mystère.
Bien qu’il mette l’accent sur l’importance de concevoir de bonnes politiques, la teneur de ses propositions politiques concrètes et annoncées est maigre, y compris une position floue sur la taxe carbone.
Une feuille de route impressionnante
Néanmoins, Mark Carney a tout simplement beaucoup plus de flexibilité et de potentiel que les limites plus rigides de la candidature de Freeland. Comparé à Freeland, le discours de Carney aux Canadiens semble, au moins sur papier, être une réponse beaucoup plus intelligente aux conservateurs de Pierre Poilievre.
Son impressionnante feuille de route pourrait constituer un contraste fort et substantiel avec les slogans proposés jusqu’à présent par les conservateurs.Carney pourrait représenter une alternative raisonnable pour les électeurs qui, tout en souhaitant un changement, ne sont pas convaincus par Poilievre.
Mais Carney peut-il vraiment renverser la situation du PLC ? Bien que le prochain chef du parti soit assuré d’être le 24e premier ministre du Canada, il doit faire face à des difficultés presque herculéennes pour établir un mandat qui durera plus de deux semaines en raison de la quasi-certitude d’un vote de censure au Parlement après la reprise des travaux le 24 mars, 15 jours suivant le congrès libéral.
Les conservateurs de Pierre Poilievre ont une avance de plus de 20 points dans les sondages d’opinion. Ils bénéficient d’un sentiment anti-sortant lequel, bien qu’il s’exprime généralement par une aversion personnelle pour Justin Trudeau, est en réalité le résultat d’un mécontentement plus profond à l’égard des défis structurels et économiques du Canada.
Et, à moins que le NPD ne revienne sur son refus de soutenir le gouvernement, des élections fédérales auront probablement lieu d’ici le mois de mai.

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Si le statut d’outsider_ de Carney peut inspirer les libéraux loyaux, ses performances électorales risquent davantage de mettre en évidence les inconvénients de l’inexpérience politique. Bien qu’il ait du potentiel en termes de compétences politiques, il n’aura peut-être pas le temps de l’exploiter.
Anciens dirigeants libéraux
Historiquement, et dans une plus large mesure que les conservateurs, les libéraux ont réussi à recruter des chefs dont les réalisations se situaient en dehors de la politique électorale partisane.
William Lyon Mackenzie King s’est fait connaître dans le domaine des relations de travail, tandis que Lester B. Pearson a eu une carrière incroyablement réussie en tant que diplomate.

Pierre Trudeau, par ailleurs, n’a pas soutenu le Parti libéral avant 1965 et en est devenu le chef trois ans seulement après son entrée en politique. Dans le même ordre d’idées, Carney — jusqu’à ce stade de sa carrière, un banquier central accompli et largement apolitique — représente un retour historique.
La différence, cependant, est que — à l’exception de l’universitaire Michael Ignatieff en 2011 — chacun de ces anciens dirigeants avait une certaine expérience, bien que limitée. Ils ont peut-être été recrutés pour leur potentiel en tant que futurs candidats au poste de premier ministre, mais chacun d’entre eux a accumulé l’expérience politique requise.
Mackenzie King avait été ministre du Travail sous Wilfrid Laurier et Pearson avait été ministre des Affaires étrangères pendant près d’une décennie.
L’ascension de Pierre Trudeau sur la scène nationale est due en grande partie à ses réformes législatives provocatrices en tant que procureur général de Pearson.
Carney, en revanche, ne s’est jamais présenté à une élection et n’a jamais fait d’interventions publiques dans des conflits partisans.
Un ensemble de compétences particulières
La politique électorale requiert un ensemble de compétences particulières qui, si elles ne sont pas naturelles, ne peuvent être acquises que par l’expérience. Elle exige une combinaison unique d’aptitudes politiques, de capacités de communication, d’intelligence émotionnelle, de capacité à former des coalitions et d’instinct brut.
Ces qualités s’acquièrent au contact fréquent des électeurs, que ce soit par des discours d’ouverture, des réunions avec les parties prenantes ou des barbecues communautaires. Carney n’a tout simplement pas cette expérience.
Face à l’hostilité des électeurs, son expérience administrative risque de le faire passer non pas pour un outsider intéressant, mais pour la voix technocratique de l’élite économique, politique et culturelle que les Canadiens ont en travers de la gorge.