Le 27 janvier, Goma, la capitale du Nord-Kivu, province de l’Est de la République Démocratique du Congo, est tombée entre les mains des rebelles du M23, soutenus par l’armée rwandaise. La présence d’immenses ressources minières dans la région, dont le cobalt, l’or, le diamant et le cuivre, n’est pas étrangère à cette offensive. Parmi le million d’habitants de Goma, plusieurs ont fui les combats pour rejoindre des camps de fortune. Professeure titulaire de santé mondiale à l’Université de Montréal, Marie Hatem se trouvait dans la région au moment où les combats ont commencé à faire rage. Elle livre ici un témoignage poignant sur ce qu’elle et ses collègues, occidentaux et congolais, ont vécu durant ces journées de terreur.
J’ai quitté Montréal le 17 janvier 2025 pour une mission qui devait prendre fin le 8 mars. Le séjour était réparti entre le Congo et le Burundi, un État voisin. J’ai sillonné l’Afrique subsaharienne durant toute ma carrière pour contribuer à améliorer les pratiques du personnel de la santé reproductive.
Mon parcours m’a menée vers la Fondation Panzi (FP) à la rencontre de son fondateur le professeur congolais Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix 2018.
En 2019, l’Université de Montréal lui octroie un doctorat honoris causa et signe avec lui une Entente de collaboration et de soutien à son œuvre. En 2020, le professeur m’a confié la direction du centre de recherche de la Fondation, T he International Center for Advanced Research and Training (ICART). Deux ans plus tard, un projet de développement intitulé « Tumaini (espoir en Swahili) Santé et droits des femmes, des adolescentes, des enfants », présenté par l’Université et la Fondation — porté par l’Unité de santé internationale et l’Observatoire Hygeia — obtient le financement d’Affaires mondiales Canada pour une période de six ans.
C’est dans ce contexte que cette mission au Sud-Kivu et au Burundi démarre. Nous nous sommes rendus à la Fondation et à l’Hôpital général de référence de Panzi (HGRP), pour implanter les activités planifiées du projet Tumaini dont je suis la directrice scientifique. Deux collègues venus de Montréal m’accompagnent : la coordonnatrice du projet et le médecin spécialiste pour la construction des hôpitaux dans les pays à moindres ressources.

Une mission partie du mauvais pied
Dès notre arrivée à la Fondation Panzi le matin du 20 janvier, on m’apprend que la situation au Nord-Kivu est délicate avec la présence du M23, un groupe de rebelles soutenu par le Rwanda. Les affrontements armés se sont étendus ; on craint la chute de Goma, la capitale.
Plusieurs des collègues à la FP — juriste, médecin, infirmières — ont leur famille à Goma et s’inquiètent à leur sujet. Nous faisons de notre mieux pour vaquer à nos affaires : planifier et organiser les activités de formation des ressources humaines dans les établissements participants au projet Tumaini (médecins, infirmières, sages-femmes, travailleurs sociaux, psychologues, gestionnaires) et analyser les besoins des bénéficiaires des services de santé, particulièrement les femmes survivantes de violences sexuelles, très nombreuses dans cette région marquée par les guerres.
Mais il y a de l’inquiétude dans l’air. On me laisse entendre que je n’aurais pas dû venir. Je souhaite de mon côté rester jusqu’à la fin de ma mission, le 8 mars. Mon expérience de la guerre au Liban m’a appris que la vie doit continuer.
Nous attendons au quotidien le rapport de l’unité de sécurité de la Fondation sur l’avancée des milices, afin de décider si nous devons quitter la région ou poursuivre nos activités. Nous sommes encore en sécurité : les agressions ciblent Goma et la province du Nord Kivu. Nous sommes au Sud, à Bukavu : les deux villes se trouvent à chaque extrémité du lac Kivu, à une distance parcourue par les navettes fluviales en trois heures.

De jour en jour, les communications avec les familles et collègues à Goma deviennent de plus en plus difficiles, particulièrement durant le siège de la ville et l’escalade des hostilités. Les nouvelles parlent de morts, de blessés, de femmes violées et de déplacés par dizaine de milliers vers la frontière rwandaise. Ceux et celles qui restent sur place manquent de ressources : eau, électricité, connexion Internet, produits alimentaires… Les tirs et les obus qui fusent de partout sèment la mort, la destruction et la désolation.
Du privilège d’être Occidentale
Le 27 janvier, soit une semaine après notre arrivée, on se réveille avec la nouvelle de la chute de Goma. De grandes manifestations ont lieu tout près, à Bukavu. On reste terré à l’hôtel. Faut-il quitter le pays ?
Mercredi matin, la décision est prise : il faut partir avant qu’il ne soit trop tard. Toute notre équipe doit rentrer, en plus de nos collègues français. Pour cela, il faut traverser les frontières congolaise, puis rwandaise, à pied ; faire le trajet vers Kigali en taxi (7 à 8 heures de route) ; passer la nuit à Kigali et prendre un vol de retour le lendemain, jeudi, dans la soirée. Je suis arrivée chez moi le vendredi soir à Montréal, en passant par le Kenya puis Amsterdam, après une longue escale et deux retards.
Nos collègues congolais devaient de leur côté rentrer chez eux, dans une situation chaotique. En tant que citoyens canadiens, notre sécurité est un dû. Mais pas pour eux. Le moment le plus difficile a été notre séparation à la frontière congolaise. Nous nous sommes salués, et ils se sont repartis… Pour moi, c’était leur dire : “nous vous laissons en arrière, à votre triste sort”. Ce sentiment d’avoir abandonné les collègues m’a hantée durant tout le voyage de retour. Il m’habite encore.

Pourquoi la guerre dans cette région ?
Les raisons de ce conflit sont connues : ingérences régionales, exploitation illicite des ressources naturelles de la RDC sur fond historique d’ethnicité et de colonisation.
En 2013, après que l’armée congolaise ait chassé les combattants du M23, la communauté internationale a mis en place un cadre juridique et diplomatique pour faire face à cette crise chronique : [l’Accord-Cadre pour la Paix, la Sécurité et la Coopération en RDC et dans la Région] a été signé à Addis-Abeba, sous l’égide notamment des Nations unies et de l’Union africaine.
Une résolution votée la même année au Conseil de Sécurité de l’ONU est venue renforcer ce cadre en développant une approche plus proactive pour remédier aux causes profondes du conflit. Mais plus d’une décennie après la signature de l’Accord-Cadre, son application demeure bloquée et la région sombre dans une instabilité chronique.
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Rester en contact avec les collègues
Comment laisser des collègues devenus des proches dans une telle situation d’insécurité et d’incertitude et vaquer à mes affaires à Montréal, comme si de rien n’était ?

Je reprends contact avec mes collègues de la Chaire internationale Mukwege, de mon réseau de l’Observatoire Hygeia, des comités scientifiques de ICART et du Projet Tumaini. Nous décidons de nous constituer en un collectif de [ Professionnels pour la paix dans la région des Grands Lacs-Afrique] — scientifiques de diverses disciplines, universités et nations, citoyens engagés pour la paix et travaillant de manière étroite avec les organisations de l’Est de la RDC — pour faire un plaidoyer pour la paix et mettre fin aux hostilités dans l’Est de la RDC. Voici ce que nous faisons :
1) Une pétition pour protéger l’HGRP et son personnel menacés par les agresseurs sur la base de l’histoire du massacre de l’hôpital de Lemera en 1996 ;
2) Une carte blanche adressée aux décideurs pour les inviter à agir pour arrêter les hostilités et mettre en place l’Accord d’Addis-Ababa ;
3) Une lettre aux citoyens du monde pour inciter leurs décideurs à assumer leur rôle et faire changer les choses ;
4) La planification d’une série de conférences-débats pour informer le public et l’amener à réfléchir sur la situation des Grands Lacs et sur les voies qui permettraient d’y apporter une Paix durable.
Enfin, j’ai choisi d’envoyer aux collègues de Bukavu des messages WhatsApp quotidiens, en début et en fin de journée, pour les aider à tenir le coup, à ne pas baisser les bras, à garder confiance et espoir, et à poursuivre leur combat. Certains sont séparés de leur famille entre Goma, Bukavu et Bujumbura, d’autres doivent se cacher parce qu’ils sont menacés d’être assassinés, d’autres encore ont dû se déplacer suivant un long périple qui les conduit vers des camps de déplacés, ou vers des pays voisins où ils subissent d’interminables interrogatoires…
Nous sommes ensemble !