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Une plante aux feuilles rouges
La plante Quassia Amara. (Shutterstock)

Une molécule brevetée sans reconnaissance des savoirs autochtones : un cas de biopiraterie ?

Ce qui aurait pu constituer une formidable collaboration entre chercheurs et communautés autochtones et locales a tourné au fiasco, en Guyane française. Un brevet portant sur l’usage d’une molécule accordé par une instance européenne fait fi des savoirs traditionnels. Pire, il pourrait empêcher les communautés autochtones et locales d’utiliser leurs remèdes traditionnels, car cette molécule y est présente.

Il s’agit d’un cas flagrant et emblématique de « biopiraterie », soit selon le Collectif contre la biopiraterie « l’appropriation — en général par des droits de propriété intellectuelle — de ressources génétiques, de connaissances et de cultures traditionnelles appartenant à des Peuples ou des communautés paysannes qui ont développé et amélioré ces ressources ».

Le brevet, déposé en 2015 à l’Office européen des brevets (OEB), porte sur l’exploitation de la molécule Simalikalactone E issue de la plante Quassia Amara comme traitement contre le paludisme.

Aussitôt déposé, le brevet a fait l’objet d’un recours formé par France Libertés (Fondation Danielle Mitterrand). En tant que juriste et spécialiste dans le domaine de la propriété intellectuelle et de l’éthique de la recherche impliquant les Peuples autochtones, je suis intervenu comme co-opposant avec Cyril Costes, avocat et spécialiste de la propriété intellectuelle. Ce premier recours a été rejeté en 2018 par l’Office. Puis, le 31 mai 2024, l’OEB a de nouveau rejeté un recours formé par les mêmes personnes.

Ce brevet a donc par deux fois été maintenu par l’OEB. Comment l’Office est-il parvenu à justifier sa décision ? Quel message envoie-t-elle aux communautés autochtones et locales et aux chercheurs ?

Un projet scientifique qui repose sur l’étude de savoirs traditionnels

Tout commence en 2003 alors qu’une équipe de chercheurs de l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement), basé en France, mène une étude auprès de 117 personnes issues de différentes communautés autochtones et locales en Guyane française.

L’étude porte sur les remèdes traditionnels utilisés pour lutter contre le paludisme. Les détenteurs de savoirs interrogés partagent alors de nombreuses informations : quelles plantes sont utilisées contre le paludisme, quelles parties de la plante, selon quels modes de préparation ?

La contribution des communautés est alors déterminante pour le succès du projet. Les chercheurs impliqués le reconnaissent d’ailleurs et précisent dans leurs travaux que le taux de succès de recherches aléatoires aurait été très faible comparativement à une recherche s’appuyant sur les savoirs traditionnels.

Grâce à eux, les chercheurs de l’IRD parviennent à isoler une molécule d’intérêt, la SkE, à partir de la plante Quassia Amara. Une surprise… qui n’en est pas vraiment une, puisque Quassia Amara est la plante la plus communément utilisée et mentionnée par les personnes interrogées.

Forts de leur « découverte », en 2009, les chercheurs de l’IRD déposent une demande de brevet auprès de l’Office européen des brevets concernant la SkE et son utilisation comme médicament contre le paludisme. En mars 2015, l’OEB (Office européen des brevets) leur délivre.

Et c’est là que l’opposition est formée.

Le siège social de l’Office européen des brevets, à Munich, en Allemagne. En accordant le brevet sur la molécule Simalikalactone E, l’OEB a fermé les yeux sur certaines pratiques en adoptant une interprétation étroite de son rôle et de ses pouvoirs. (Shtterstock)

Un projet de recherche teinté de biopiraterie

Dans l’opposition au brevet déposée à Munich auprès de l’OEB par France Libertés, il est reproché aux chercheurs de ne pas avoir informé les participants de leur projet de dépôt de brevet, et de ne pas avoir recueilli leur consentement préalable libre et informé.

Il leur est également reproché de n’avoir effectué aucun partage des avantages. En effet, l’IRD est le seul détenteur du brevet et peut en contrôler l’exploitation.

Il était finalement reproché à l’invention revendiquée un manque de nouveauté et d’activité inventive en raison de l’existence et de l’usage des savoirs traditionnels, déterminants pour son développement.

Dans ces conditions et face à ces arguments, comment l’OEB a-t-il pu décider de maintenir le brevet de l’IRD ? Comme nous allons le voir, l’OEB a fermé les yeux sur certaines pratiques en adoptant une interprétation étroite de son rôle et de ses pouvoirs. L’Office a également réactualisé une très ancienne doctrine coloniale.

Tous les moyens sont bons pour développer une invention

De nombreux témoignages ont corroboré l’absence de consentement. Or, les chercheurs de l’IRD sont allés jusqu’à affirmer « qu’il est évident que sans le consentement des acteurs locaux, les inventeurs n’auraient pas pu réaliser leurs enquêtes ». Ainsi, puisqu’une activité ou un évènement a pu avoir lieu, il serait évident que les personnes qui y ont pris part ont bien donné leur consentement préalable, libre et éclairé.


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En suivant ce raisonnement, imagine-t-on, par analogie, un agresseur sexuel nous expliquer que le consentement d’une victime a nécessairement bien été recueilli dans la mesure où un acte sexuel a eu lieu ? Cette interprétation fait totalement abstraction des manœuvres et tromperies, de la contrainte ou des violences qui peuvent avoir cours dans les relations entre personnes.

L’OEB considère néanmoins qu’il n’a pas à se prononcer sur le processus de développement d’une invention aux fins de la délivrance d’un brevet. Il n’intègre pas la notion de consentement dans son examen.

En d’autres termes, tous les moyens sont bons pour développer une invention et l’OEB ne les examinera pas, y compris lorsque des moyens immoraux et illégaux sont portés à son attention.

Ceci est surprenant dans la mesure où le respect de l’ordre public et des bonnes mœurs fait partie des critères d’évaluation de l’Office. Dans ce cas-ci, il en fait une interprétation très stricte et restrictive.

La molécule était connue, mais elle n’avait pas été nommée et décrite

Pour pouvoir être protégée par un brevet, une invention doit être nouvelle et les chercheurs doivent avoir fait preuve d’activité inventive, c’est-à-dire que la découverte de leur invention ne doit pas être évidente.

Même si les savoirs traditionnels ont joué un rôle crucial dans le développement de l’innovation, l’OEB a expliqué que les populations autochtones ne connaissaient pas la molécule SkE.

En d’autres termes, l’invention revendiquée par les chercheurs est nouvelle, dans la mesure où ils ont identifié une molécule et son usage qui n’avaient pas été décrits selon les critères de la science jusqu’à présent.

Pour l’OEB, les populations disposaient bien de savoirs liés à la plante Quassia Amara, qui contient la molécule SkE, mais ces savoirs n’avaient pas été nommés et décrits selon les standards de la science. De ce fait, elles n’ont aucun droit sur la molécule et son usage contre le paludisme.

Le comble de cette démarche : grâce à leur brevet, les chercheurs ont le droit d’interdire aux communautés autochtones et locales d’utiliser leurs remèdes traditionnels, car la molécule SkE y est présente.

Dans sa décision, l’OEB réactualise dès lors la théorie de la Terra Nullius (territoire n’appartenant à personne) appliquée aux savoirs des communautés autochtones et locales.

Il s’agit d’une théorie coloniale selon laquelle il est possible de s’approprier un territoire considéré comme non occupé. Cette théorie a été utilisée pour justifier la colonisation et le partage des nouveaux territoires découverts sur les continents américain, africain ou en Australie.

Il en va ici de même pour les ressources du vivant et les savoirs traditionnels qui leur sont rattachés.

Quelles leçons tirer de cette décision de l’OEB pour les communautés ?

La décision définitive de l’OEB démontre une fois de plus à quel point le système de délivrance de brevets favorise les biopirates par rapport aux communautés autochtones. Il leur est très difficile de faire valoir leurs droits et intérêts.

Cette décision pourrait avoir de graves conséquences sur la confiance des communautés autochtones envers les chercheurs. Elle pourrait mettre en péril de futurs projets de recherche innovants dans le domaine environnemental ou biomédical. Si les communautés peuvent se voir interdire l’usage de leurs remèdes traditionnels après les avoir partagés et avoir permis le développement d’une invention, il y a peu de chances qu’elles continuent d’accepter de collaborer avec les chercheurs.

Les communautés autochtones ne sont néanmoins pas démunies et peuvent développer leurs propres outils éthiques et des procédures pour contraindre les chercheurs à changer leurs pratiques et signer des contrats. Ils le font déjà dans le cadre de partenariats avec des institutions de recherche. Si les chercheurs ne souhaitent pas respecter les cadres autochtones, les communautés pourraient tout simplement refuser de travailler avec eux.